Ce texte est issu de Vouloir Conclure, court “roman” rédigé en 2020. Avec le recul : risible récit autofictif qui a tout pour exécrer les éditeurs.
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Je traînais à l’ombre de la supériorité sociale des couples avec les quelques rares célibataires que je pouvais réunir autour de moi. Ce n’étaient pas mes amis les plus intimes, mais de braves compagnons d’infortune, avec lesquels nous naviguions de soirées en soirées les samedis soir. En cette période de post-rupture, je ne cherchais pas tant à draguer, sinon à apparaître dans ces diverses mondanités parisiennes, pour participer aux excitations de groupe et montrer que j’existais encore – j’étais de ceux qui se croient supérieurs à la vie sociale, mais qui n’avaient pas su se réaliser en dehors d’elle.
Bientôt la grisaille cafardeuse de l’automne parisien s’empara de mon âme. Dehors tout était morne et froid ; en moi tout était muet et sourd. J’en venais à regretter l’hiver New Yorkais, qui était, dans son hostilité, dans sa vigueur, plus extrême, plus vivace, et que le soleil venait percer d’une lumière crue. Ici tout était gris. Et les teintes monotones du ciel de Paris, funestes par leur constance, se doublaient de la franche antipathie des Parisiens qui à la moindre anicroche sur la voie publique râlaient, klaxonnaient, s’insultaient.
Les semaines de travail s’enchaînaient, identiques, et j’allais me coucher chaque soir sans aucun accomplissement particulier à mon actif. Demain serait le même jour. J’accumulais au fil de la semaine une fatigue que mes sorties du week-end – des verres en terrasses, des soirées d’appart, quelques excursions en boîtes, jamais très amusantes – amplifiaient ; et les spécialistes le disent : les heures de sommeil perdues ne sont jamais récupérées. Je baignais dans une léthargie morose. De nouveau mon quotidien me paraissait vide de sens. Je retombais dans mes vertiges mélancoliques, dans les béances de l’absurde. Parfois je trouvais réconfort dans le pessimisme absolu d’un Cioran, au rire sombre et cynique, qui était comme une jubilation dépréciative du monde – Paris était bien « la ville idéale pour rater sa vie ».
Il m’arrivait de me réveiller en pleine nuit, oppressé par l’insignifiance de mon existence, cette petite bulle dans le cours infini du temps, qui éclaterait un jour – bientôt – dans l'indéchiffrable écheveau des ténèbres, tandis que l’univers continuerait de s’étendre, à l’infini, sans plus jamais penser à moi. Ou alors voyais-je l’image nette de la terre percutée par une météorite géante, qui emportait l’homme et ses vains soucis. Vertige de l’oubli que nous serions. Cela me prenait même lorsque j’étais éveillé : je me rappelle d’un samedi soir de novembre, où j’attendais un Uber dans la rue, au sortir d’une soirée de crémaillère sans relief, où j’étais resté bien trop tard, à parler avec des gens qui ne m’intéressaient pas, enchaînant les verres sans jamais goûter à l'ivresse, mais avec la certitude d'avoir mal au crâne le lendemain. Il tombait une pluie froide dont on distinguait le maigre grain dans le halo des lampadaires, et qui trempait mes pieds. Son tambourin monotone crépitait avec mollesse sur les toits - parfois une grosse goutte s’accumulait pour tinter plus nettement sur le zinc. J’avais entendu la voiture arriver au bruit des pneus sur la chaussée mouillée. Je m’étais installé et avait fermé la porte dans un claquement sourd (c’est à ça qu’on reconnaissait une voiture allemande). Puis nous avions roulé dans la nuit, avec une langueur rythmée par le murmure de la radio et le lèchement aigu des essuie-glaces. La pluie persistait, nous naviguions dans les rues de Paris, désertes à cette heure-ci, comme seuls émergés à la surface des flots. Quelques rares piétons couraient dehors, enjambant les flaques d’eau, leur manteau sur la nuque. Puis la voiture s’arrêta, longtemps. Le feu rouge imbibait la fenêtre gouttelée de sa lumière crue. Le bruit de la pluie avait cessé. Je regardais devant, par-delà le pare-brise, et alors, j’avais vu la lune comme je ne l’avais jamais vue, entière, immense, et d’un rouge sanguinolant. Elle semblait flotter avec grâce, bas dans le ciel, près de nous, régnant sur la nuit en écartant les nuages fuyants. J’étais saisi par ses reliefs, qu’on semblait pouvoir toucher en tendant le bras, et par sa rondeur, découpée sur le fond du ciel, qui me faisait prendre conscience, comme pour la première fois, de son caractère sphérique. La lune était une boule flottant dans l’espace ; et par là, je me figurais que la Terre aussi : nous étions posés sur un astre, qui flottait dans le ciel noir, terriblement noir. Et dans l’infini des ténèbres, sur cette planète insignifiante, il y avait, en un petit point précis, une voiture, immobile, devant un feu rouge. Un malaise mélancolique m’avait accompagné sur la fin de trajet, et j’étais allé me coucher au plus vite pour oublier ces égarements absurdes.
Je me levais chaque fois à une heure bien tardive le dimanche, faute d’avoir quelqu’un avec qui bruncher ou aller me promener, m’extirpant avec peine d’un demi-sommeil brumeux, fatigué d’avoir bu la veille, groggy, les paupières lourdes et grasses. Un creux pesait dans ma poitrine. Je voyais s’échapper à toute vitesse les minutes de ce nouveau week-end raté, et vers lequel j’avais pourtant tendu toute la semaine, en vain. Je sombrais dans un spleen profond, qui atteignait son pic vers 16h, devant la perspective noire et envahissante du lundi qui approchait : je m’embarquais dans une même semaine, épuisé.
Quelques éclaircies, d’ordre littéraire, existaient cependant. Cette solitude nouvelle était propice aux longues séances de lecture : je me résolus à attaquer certains grands pavés de la littérature classique que je me sentais coupable de n’avoir jamais lu – et que j’abordais, comme le disait Borges, avec « une ferveur préalable et une mystérieuse loyauté ». Leurs protagonistes égayaient en toile de fond l’insignifiance de mon quotidien. Ainsi Edmond Dantès ou Anna Karénine furent mes compagnons les plus fidèles, auxquels étaient dévouées les heures les plus heureuses de ma journée – et je m’indignais du prosaïsme insolent de mes voisins de métros qui restaient impassibles et légers, devant moi, lorsque, sous mes yeux, l’on mettait le premier derrière les barreaux, ou que l’autre se jetait sous un train. Je lisais les dernières pages des livres avec une infinie lenteur, ne voulant me séparer d’eux. Je découvrais par ailleurs le plaisir des audiobooks, que j’écoutais dans les transports bondés, ou à vélo. Le soir, je relisais sur le livre les passages appréciés, en arrière-plan desquels surgissait, depuis ma mémoire, l’image nette du lieu où je les avais écoutés.
Le week-end, je flânais dans les librairies. Je m’y sentais comme chez moi. Je m’enfiévrais de toutes les perspectives d’échappée offertes - quoique parfois découragé par cette impression d’infini : combien de vie faudrait-il pour lire le tiers de ces livres ? Je cédais à l’achat compulsif d’ouvrages que je ne trouvais jamais le temps de lire, et qui constituaient, après mon loyer, ma nourriture et les verres en terrasse, mon poste de dépense principal. Je laissais ensuite les livres mûrir sur l’étagère de ma chambre, essayant de planifier dans ma tête mon calendrier de lecture. J’éprouvais un plaisir inaltérable à en commencer un nouveau, sentir l’odeur de ses pages, palper le grammage du papier, et décoller le code barre au dos, qui n’y laissait, à ma grande satisfaction, aucun stigmate. Le miracle d’évasion de ces petits caractères noirs imprimés sur du papier blanc me fascinait. Je tenais d’un professeur de collège l’habitude de corner les pages qui me plaisaient, et il m’arrivait parfois le soir - fuyant l’appel d’un sommeil réparateur et nécessaire - de piocher dans ma bibliothèque pour rouvrir ces reliques de mon passé. Les pages cornées ne signifiaient plus grand chose – et si j’avais relu ces livres aujourd’hui, j’en aurais certainement retenu d’autres, mieux reliées au contexte de ma vie actuelle. C’était davantage l’ensemble du livre, objet reliquaire tenu en main, qui me transportait, me ramenait aux époques et lieux vaporeux où je les avais lus – les meilleurs livres étaient ceux qui faisaient lever la tête : je n’aimais pas tant rêver dans un livre que sur un livre. Ainsi des images informes mais lumineuses de mon passé ressurgissaient, véritables cartes postales de ma mémoire.
Mais le coeur de ce spleen quotidien, tenait, au fond (…)