Des nouvelles de Léon Marchand ?
Dans L'Étreinte de l’Eau, Chantal Thomas distingue deux usages du verbe nager. Il y aurait la nage, et la natation. Les baigneurs et les nageurs. Certains sont du côté de l’effort, les autres de la paresse.
Souvenirs de baignades méditerranéennes. Convoquées sur le champ, par delà le livre : les images nettes et lumineuses d’après-midi grecs, à flâner sur la plage ou onduler dans le bleu de l’eau, sans but, telle une naïade lascive. Piquer une tête vers le fond, sentir le frémissement des eaux froides sur sa peau ; remonter et inspirer à plein poumons (mieux dans cet ordre-ci), se laisser flotter en étoile, comme en apesanteur, les yeux mi-clos.
Instants suspendus de flânerie, comme des fragments d’éternité ; auxquels succèdent parfois des élans de performance : la veille, j’ai regardé des tutoriels YouTube pour parfaire ma technique de nage - que dis-je, de natation - que je m’évertue ainsi à mettre en pratique. Je m’essaye au papillon. Je pense amplitude, glisse, ondulation. Mes battements font un boucan du diable, rompant la quiétude des autres plagistes. Je m’oriente vers le large. Mon souffle s’estompe, et je bois la tasse à la première vaguelette qui se dresse sur ma route, manquant de m’étrangler, pris d’une quinte de toux. Honte bue. Je glisse vers un rocher, m’extrait de l’eau et lézarde sur la pierre chaude, le sang qui bourdonne aux tempes, sous le soleil banderille de l’été.
Je regagne la plage, l’oreille droite légèrement bouchée : je sautille sur une jambe la tête penchée sur le côté, d’abord en vain, puis le verrou saute - un filet d’eau grasse et tiède s’écoule, dans un son clair, et les bruits nets du monde me reviennent. J’écrase sur ma serviette, sous le treillis des arbres, bercé par le mouvement languide du feuillage. Viendra l’heure du repas, où je converge indolemment vers la terrasse d’une taverne, laissant traîner mes sandales dans un crissement mat et léger, donnant du kalimera aux serveurs - je n’en suis pas moins touriste que les autres. Olives replètes de soleil, nappe en papier kraft bientôt constellée de tâches d’huile. Ravissement divin, bonheur terrestre, où bières et grillades tiennent lieu de nectar et d’ambroisie.
Où en étais-je.
Nage et natation. Deux modes d’être. On pense aux clocks et clouds de Karl Popper, chez qui le monde se compose de deux types opposés de systèmes naturels : d’un côté les phénomènes prédictibles, réguliers, mécaniques - semblables à des horloges - de l’autre ces systèmes complexes, chaotiques, browniens - celui des gaz et des nuages1. Le nageur, donc, est une horloge, le baigneur un nuage. En filigrane, deux manières de ressentir le temps : celui hectique, pulsé et dynamique des clocks, face à celui des clouds, plus aérien et vaporeux. On peut y voir une continuité avec les grecs, qui opposaient kairos et chronos - Kairos : le temps opportun, qualitatif, qui semble pouvoir s’étirer ; contre Chronos, le temps linéaire, quantitatif, invariable - et qui nous échappe parfois.
Auquel venait s’ajouter une troisième composante, Aion - le temps des cycles et des répétitions - sur laquelle je ferai l’impasse pour servir mon discours.
Car tout l’enjeu réside ici : le monde devient une horloge. Ou plutôt : un chronomètre.
On a suffisamment glosé sur l’accélération de l’époque. Conspué nos outils technologiques. Notre exigence d’efficacité, qui a débordé du champ du travail. Les anciens nous parlent de ce temps, de ce sentiment que c’était mieux avant. Qu’on allait moins vite, mais plus loin. Et qu’on se marrait davantage.
Parmi les philosophes en vue, Hartmut Rosa, scrutateur de notre modernité nerveuse, est à l’origine d’un fameux remède face à notre aliénation quotidienne : non pas le ralentissement, mais la résonance, cette disponibilité à l’endroit du monde, cette capacité à entrer en relation avec les choses, avec les autres, à se laisser émerveiller par un petit rien, un hasard, un fil qui vibre, une musique imprévue. Concept que mon incertaine boussole philosophique situe quelque part entre l’injonction bouddhique m’intimant d’habiter le moment présent, et le crédo proustien, qui triomphe de la béance de l’espace et du temps au gré des réminiscences déclenchées par certaines impressions vivaces du quotidien - une madeleine trempée dans le thé, des pavés mal équarris, le tintement d’une petite cuillère. A creuser. Pour connaître toutes les déclinaisons de Rosa, il s’agira de lire Résonance - Une sociologie de la relation au monde. 544 pages tout de même. Ça vous pose un homme.
Mais en ce qui me concerne, je crois que je suis de ceux dont le bonheur se compose, à parts égales, de ces moments de performance et d’errance. De nage et de natation. De running et de randonnée - autre diptyque dans l’air du temps.
Parlons-en du running. Symbole tout désigné de notre frénésie contemporaine. Cible facile. Regardez ces coureurs se déverser dans les rues des villes, le soir tombé. Airpods et sneakers fluos. Des hamsters dans leur roue. Que cherchent-ils à fuir ? On a beau jeu de se moquer. Oui, vous vous moquez. Moi aussi. Et pourtant.
Et pourtant ils sont dans le vrai, les hamsters. Les bienfaits du running ne sont plus à prouver : endurance, cardio - recette miracle pour la production d’endorphines, hormones du plaisir dont se replet notre cerveau. Au même titre que prendre un bon bain chaud, s’étirer au réveil, chanter, rire. La clé du bonheur est à portée de main, et les livres de well being font florès.
L’époque est friande de ces préceptes médico-sanitaires, teintés de discipline stoïcienne. On pratique une activité physique régulière. Tout comme on chante les merveilles de la méditation, du yoga, de ces moments d’ennui, qui ont leur activité cérébrale propre. Alors on leur alloue un temps dédié dans nos agendas optimisés. Comme chez Cocteau : les mystères de la vie nous dépasse, alors nous feignons d’en être les organisateurs.
Les assiettes sont passées au peigne fin. Tension palpable dans les pays latins, dont la tradition catholique, adepte des plaisirs de la table, a coïncidé avec l’émergence d’une véritable culture gastronomique. Historiquement, les protestants d’Europe du Nord, eux, se gardent bien de se taper la cloche, et se méfient des plaisirs des sens au sens large. Leur alimentation est fonctionnelle. Et tout bonnement dégueulasse - qu’on se le dise.
Mais voilà que les Français ne boivent plus de vin. Peine à jouir à leur tour2. Voici venu le temps de l’abstinence. Le diktat de la santé, la société de l’hyper contrôle. Car le mal est partout. Nous avons fait nôtre la devise du Docteur Knock : la santé est un état précaire, qui ne présage rien de bon. Alors on met à l’index le café, l'alcool, la viande rouge. On traque les microplastiques. Le bisphénol. On chérit le saumon pour son oméga 3. On lui préfère même les sardines, moins chargées en métaux lourds. Rapport à la bioaccumulation.
Je suis sensible à ces injonctions. Je ne vis pas ma vie, mais celle de mon époque. J’aime une chose parce qu’elle est jugée bonne. Spinoza - qui clamait l’inverse - est enterré. Et mes vénérés paquets de crocopiks, remisés loin des yeux. Le monde est mal fait.
Certains voient dans cette mise en coupe réglée de nos vies l’extension bureaucratique de nos Etats. Ou du grand capital. Bonnet blanc et blanc bonnet. Le Pouvoir, écrit Foucault, entreprend de gérer la vie, « de la majorer, de la multiplier, d’exercer sur elle des contrôles précis et des régulations d’ensemble ». Voilà comment l’Occident glisserait de la théocratie vers le biopouvoir. En donnant le running en pâture au peuple. Qui tire les ficelles ? J’ai du mal à voir. Personne ne veut que j’y voie clair (t’es du complot ou du-per - VALD).
Le peuple, au demeurant, a choisi ses nouvelles idoles. Elles se nomment Cristiano Ronaldo, LeBron James, Novak Djokovic - ces athlètes qui résistent au poids des années, parangons de rigueur, champions du control freak, des ice baths et du gluten free. Qui règnent en maître sur les réseaux sociaux, où ils font l’étalage d’un quotidien assujetti à la discipline la plus stricte. Maradona est enterré lui aussi. Et quand des fondistes discutent performance (lire cette interview croisée entre Kilian Jornet et Romain Bardet), le mot nutrition est sur toutes les lèvres. On se rationne à la calorie près. Le moindre écart se paye six mois plus tard.
Je n’en suis pas là. Quand on passe l’essentiel de ses journées assis à son bureau, le jeu n’en vaut peut-être pas la chandelle - n’en déplaise à mon fil LinkedIn, où l’on se gargarise des formules telles que : “if you're building a company, your health is your OS: don’t run on a buggy version” (jargon caractéristique du matérialisme ambiant que j’évoquais ici).
Je n’en suis pas moins devenu un adepte de la course à pied. Hamster à mon tour.
Reconnaissons que ce sport est commode : son terrain de jeu commence à la porte de chez soi.
Du coup, l’an dernier, je me suis inscrit au semi-marathon de Paris.
J’en garde un souvenir heureux. Qui ne tient pas tant au jour de course, qu’à sa préparation. C’est là la vertu de ces évènements : la date est fixée, le compte en banque débité, impossible de se défiler.
Alors on sort courir au cœur de l’hiver. Souvent de mauvaise grâce. L’agenda est banalisé à l’heure du déjeuner, et le processus réglé. Papier à musique. Le sac a été préparé la veille : je supprime toutes les micro-frictions à même d’infléchir ma volonté le matin, comme le martèlent nos chers livres de développement personnel. Nous sommes nos habitudes - et la force d’une habitude se mesure à sa constance dans les moments de doute. Y'a plus qu'à.
Midi sonnés, j’enfile ma tenue. L’enjeu réside dans le dosage des couches. Température réelle et ressentie. J’ai peur d’être frigorifié. Mais le pire reste d’avoir trop chaud (de même, avant un événement professionnel : je crains toujours de n’être pas suffisamment habillé, mais redoute davantage d’être le seul sur son trente-et-un).
Je sors tout de même bardé de collants, gants et cache-cous. Les collègues me jettent un œil désolé. Je pousse la porte tambour de l’accueil, cueilli par l’air pinçant du mois de janvier. Grisaille, crachin, ou, parfois, le bonheur d’un soleil d’hiver - immeubles ripolinés de lumière, azur profond.
La mise en branle est poussive. Le corps est engourdi, la motivation chancelante. La perspective des 45 prochaines minutes m'assomme. L’impression de voir les choses du monde comme elles sont : grises et banales. Même ma playlist de running bruite sans relief.
C’est là que Strava - le nouvel Instagram des sportifs, si ce n’est le Tinder de certains3 - remplit sa mission. La course est démarrée sur l’app : je me sais regardé par d’autres. 20 followers tout de même. Je me fais violence. Un pas après l’autre.
Les muscles se réchauffent. Les articulations se délient.
Au bout de 10 minutes, la magie opère. Shoot d’endorphine. Impression de voler.
Je goûte la majestuosité du décor. Les remous de la Seine, verdâtres ou bistres selon la couleur du ciel. Les tours de Notre-Dame, parfois encapuchonnées de brume. Photo souvenir pour Strava. Je gagne les Tuileries. M’immerge dans le flot discontinu des coureurs. Toise ceux qui étrennent leurs t-shirts de finishers des dernières éditions du marathon. M’attendris pour ces vieux couples qui courent d’un même pas. Et m’étonne d’en voir certains faire le tour du jardin dans le sens opposé. Comme si le mien relevait d’une logique implacable.
Je fais des fractionnés. Déclenche un sprint dans l’allée longeant la rue de Rivoli. Attaque médio-pied. Stupeur au bout de quelques mètres : tachycardie, début de nausée - une petite voix me suggère d’arrêter à chaque foulée. Tenir bon jusqu’à cet arbre. Peut-être celui d’avant.
Les cadences de ma playlist m’apportent le supplément de motivation nécessaire. Refrains rock et électro. J’atteins le bout de l’allée à bout de souffle. Je continue à rythme plus lent. Surtout ne pas s’arrêter. Attendre de reprendre des couleurs.
Je retire mes airpods en fin de run. Bruit neuf de mes pas sur le sol sablé. Texture hivernale des sons. Crissement des graviers. Je prends la direction du bureau. Immortalise le ciel du jour avec une photo souvenir. Objectif atteint.
Douche chaude. Martellement du bouton-pressoir en plastique. Réticences du porte-savon. Bien-être. Le sang retrouve le chemin dans les doigts gourds et les jambes roides.
Je renfile mes vêtements avec bonheur, le corps brûlant, ragaillardi par le run. Sentiment d’apaisement que l’on retire de l’effort. La journée est gagnée.
Le run est posté sur Strava. Je récolte une poignée de kudos - toujours les mêmes. Qui font toujours plaisir. J’examine les détails de ma course, mes allures par km. Les progrès sont réels, et plaisants. De fait, je me sens en forme au quotidien. Quand je fais un foot. Quand je monte les escaliers.
Puis vient le jour de la course.
(À suivre ici)
Lecteur de Popper, le compositeur György Ligeti a voulu montrer que ces deux systèmes étaient réconciliables dans son Clocks and Clouds. Pas ma chanson la plus écoutée.