Performance et Errance - 2/3
Retrouvez la première partie de cette chronique ici.
Semi-marathon - Jour J.
(Je passe sur la récupération du dossard le jour précédent. Calvaire logistique, déchaînement marketing, nimbé, il est vrai, de l’effervescence des veilles d’évènements.)
Je n’en suis pas à mon coup d’essai. J’ai le sentiment d’avoir gagné mes éperons, voici quelques années, en prenant part aux 10km Paris Centre. Avec les copains d’école. C’étaient les débuts de la vie active, et des loisirs qui vont avec. La veille, j’avais acheté ma première paire de running chez Courir (ce qui est contre-indiqué par les spécialistes, et j’en fus pour mes frais, avec des ampoules à chaque talon). J’avais goûté l’adrénaline d’une épreuve, le luxe des rues banalisées, galvanisé par les autres coureurs, sous le feu des regards des passants.
C’est l’app Nike Run qui avait alors les faveurs du peuple. Strava n’existait pas - du moins pas dans nos cercles. Chacun s'était préparé dans son coin, fixé son objectif, plus ou moins ambitieux. On s’était retrouvé au départ, puis c’était chacun pour soi et Dieu pour tous.
Au démarrage de la course, mon iPhone m’avait fait faux bond. Écran noir, Pomme blanche. J’avais fixé mon allure au ressenti, avec pour seul repère temporel, l’heure affichée sur les écrans LCD grisâtres des abribus. L’avarie me fut bénéfique : craignant, tout du long, la sous-performance, j’avais redoublé d’efforts, et battu mon record personnel. Faut-il en tirer une conclusion quelconque, je ne pense pas.
Depuis, certains membres de ladite bande de potes se frottent à des épreuves d’endurance extrême, piqués d’Ultra-Trail et d’Iron Man, et passés maîtres en prépa physique, avec foncier, cardio, brick sessions et j’en passe. Des doux dingues, qui avalent les kilomètres par trentaines, et qu’aucun défi ne semble faire ployer. Qu’on se le dise, mes 20 km ne valent pas tripette.
Revenons tout de même à ce départ du semi.
Attroupement dans les sas du boulevard Saint-Germain. Me voilà noyé dans la foule des mes semblables, les tympans vibrants au saccades des immenses baffles installées pour l'occasion. Musique à porter le diable en terre. Ambiance festive et déguisements. Excitation bon enfant. Montée de genoux, talons-fesses, flexions-extensions.
Bariolement des chaussures. C’est une bataille commerciale acharnée qui se joue au niveau du sol. Hoka et On tiennent la dragée haute aux marques traditionnelles. Les Brooks se propagent comme une traînée de poudre. La déliquescence de Nike et Adidas est attestée sur ce segment - pourtant le plus lucratif des marques de sport - et imputable à des décisions stratégiques hasardeuses1.
Les minutes s'égrènent. Le froid pique les mollets. Bien heureux de m’être encombré d’un pull - quitte à le nouer en bandoulière pendant la course. Certains savent y faire, qui ont façonné coupe-vent jetable à partir d’un sac poubelle - allure croquignolesque, mais gage d’expérience. Dans un élan grégaire, à l’imminence du départ, j’emboîte le pas à certains coureurs, nouant mon pull dans les mailles d’un grillage. Loin des bennes de collecte de vêtements, disposées pour l’occasion par quelques assos. Précision visant à créer un peu de suspense.
Top départ. Je lance ma playlist. Porté par les vedettes de mon enfance. Moby, Sum 41, les Strokes. Madeleine de Proust à deux niveaux : depuis lors, ces musiques me renvoient tant aux bancs du collège qu’à la prépa de ce semi-marathon de 2024.
Temps frais et sec : la météo est idéale. La concentration à son maximum.
Je savoure le luxe d’avoir les rues de Paris pour soi. Enfin pour les autres participants aussi ; et je suis contraint de slalomer entre les coureurs pour frayer mon chemin. Bientôt nous atteignons le Bois de Vincennes, et les premiers les stands de ravitaillement. On tâche de maintenir l’allure, tout en se saisissant d’un morceau de banane et d’un verre d’eau. Je m’en fous partout, jette le gobelet dans les poubelles gueules mi-ouvertes, en visant le rabat siglé d’une cible - puissance des nudges.
Je commence à tirer la langue à partir du 15e km. Les cuisses se raidissent et les genoux grincent. Je peine à maintenir mon rythme. Je m’efforce de sourire : il paraît que cela réduit l’effort perçu2. Les scientifiques qui le disent. Questionnez pas.
J’identifie mon sauveur : un coureur me passant devant, avec une allure constante et soutenue. Ce sera mon lièvre. Je me mets dans son sillage, le regard fixé sur ses mollets. Qu’il a bien saillants. Mon cerveau se met sur off, le temps se dilate et les kms s’écoulent sans heurts.
Ledit lièvre jette quelques regards derrière lui, l'œil inquisiteur. Il sent ma présence. Voit mon ombre derrière lui. Mais n’a pas l’air de prendre la mouche. J’aurais tort de me gêner.
Nous regagnons les quais au niveau de Bercy. La fin approche. Certains traînent la patte, perclus de crampes, mais iront au bout, clopins-clopants. Ça s’accorde pas ? D’autres sont carrément ventre à terre, en carafe ou blessés, la mine déconfite, mais comme fier d’être tombés les armes à la main, sous le regard compassionné des badauds, massés en nombre.
Bientôt la ligne d’arrivée, qui exerce son influence magnétique. Les coureurs pressent le pas, jettent leur dernières forces dans la bataille. On pense au mot de Guynemer : on n’a rien donné tant qu’on a pas tout donné.
Je mets la gomme. Coiffe au poteau mon lièvre, ne faisant pas grand cas de l’éthique de course. Merci pour tout.
Je termine à fond de cale, franchit enfin la ligne d’arrivée, un voile devant les yeux.
C’est fini.
C’était tout ?
Grand tapage de la zone d’arrivée. On me remet une médaille en toc, une bouteille d’eau, quelques goodies. Dégagez rapidement la zone messieurs dames s’il vous plaît.
Strava m’indique que mon run est prêt à être consulté sur l’app. Record personnel, là encore. Bien plus flatteur que mon réel temps de course : ma trace GPS incertaine forme une ligne brisée, faite de mini segments, qui allongent artificiellement la distance de mon parcours, et par là mon allure. Qu’importe, je tiens un succès d’estime. Enrichi de son lot de kudos. Déjà quelques proches saluent ma performance par message.
Mon pull a en revanche disparu de la zone de départ. Fin du suspens. Vous avez tenu ? Les assos ont fait main basse sur tout ce qui traînait. Vieilles fripes comme sweatshirts dernier cri. Après tout, on dit bien que “ce qui est dans le fossé est pour le soldat”. On semble dire aussi que c’est bien fait pour moi. Je repars penaud et frissonnant, comme d'autres coureurs, le t-shirt empesé d’une sueur refroidie, le poil hérissé.
Retour maison. Petite sieste d’une heure soixante. Sommeil léger sur fond de joie. Qui se prolonge les jours qui suivent. Les études disent vrai : courir rend heureux. Malgré les genoux qui crissent et quelques douleurs crurales. Mon corps de trentenaire est à la croisée des chemins, pris entre un processus inexorable de dégradation et une exigence de perfectionnement - qu’on dira vaine.
Ce que les études disent aussi : les sports impliquant un stimuli extérieur sont encore plus bénéfiques pour notre santé. En clair, courir a ses vertus, mais rien ne vaut de jouer à la baballe. L’US Open en a fait ses choux gras en 2024. Tennis is the world healthiest sport. Sans corrélation aucune avec le mode de vie des pratiquants, bien entendu.
La raison tient à ce que jouer avec une baballe - qu’importe sa circonférence - implique une chaîne de micro-décisions, qui stimule l’activité neuronale. Au même titre que de skier. Et de fait, jouer ou glisser me procure davantage de plaisir que la course à pied.
A y réfléchir - et ouais, ça cogite - une composante essentielle me fait défaut dans la pratique de la course à pied : l’admiration. Ce “je ne sais quoi de fortifiant” à l’observation des stars. Celles qui remplissent les stades et abreuvent les best-of Youtube. Les Zidane, Steph Curry ou Candide Thovex. Qu’on rêve de pouvoir imiter.
Or qui regarde les compils de Kílian Jornet ?
Paul Yonnet distinguait ainsi les sports où l’on affronte directement quelqu’un (individuellement ou en équipe), de ceux où l’on entre en compétition avec soi-même.
Les premiers ont pour carburant l’incertitude et l’identification. A charge pour leurs organisateurs de séparer les inégaux, et de faire se rencontrer les quasi égaux (“les meilleurs égaux” dira Yonnet) pour que les affrontements aient de l’intérêt, et ne tournent pas à la mascarade. Le résultat de chaque rencontre doit être réversible. Et si un champion vient à dominer outrageusement son époque, on détourne l’intérêt vers un record. Vient un jour où le rideau tombe. Mais où l’esprit de conquête demeure : celui des Jordan, Kobe ou Mbappé. Mamba mentality. Écraser l’adversaire. Malgré les valeurs de l’époque. Nike l’assume : Winning isn’t for everyone. Et persiste : there's nothing wrong with wanting to win3.
Pour les seconds - tels que les sports d’endurance - il n’y a plus besoin de séparer les inégaux. Chacun se mesure à soi-même. D’où la prolifération des instruments de mesure. La compétition a un caractère privé, personnel. Il n’y a pas d’identification. Pas de soudure groupale des supporters.
Strava rebat peut-être les cartes, en donnant accès aux coulisses des athlètes, dévoilant l’intimité de leur préparation. On se prend d’affection pour les futurs marathoniens olympiques. On tire de la motivation de leur routine. On les imite à leur tour.
Et on s’expose.
Sous couvert d’outil d’aide à la performance sportive, Strava est un réseau social tentaculaire, tissé de traces de GPS. On sait tout de son prochain, comme de son moins prochain. On conjecture : tiens une telle n’a pas couru depuis longtemps, est-ce qu’elle ne serait pas enceinte ? Les régimes totalitaires ambitionnent de pouvoir suivre leurs sujets à la trace. Strava l’a fait. Sans nous forcer. Servitude volontaire. Les outils sont comme les tyrans : ils n’ont que la place qu’on leur donne. Mais notre résistance est bien mince. Même nos sous-mariniers s’y font prendre4. Tandis que d’autres rétribuent des Strava jockeys5 pour courir en leur nom - peer pressure oblige.
L’écheveau Strava s’élargit sans cesse, tant par la diversité des types d’activité prises en charge, que la quantité de données mesurées. Je tiens ma petite résistance - dont je tire beaucoup de fierté : je n’ai pas de Garmin, ni d’Apple Watch. Pour l’instant. Ce jour viendra, et je deviendrai l’outil de mon outil. Participant à ce sentiment général que nous devenons du mécanique plaqué sur du vivant. Qu’il nous faut optimiser chaque geste de notre quotidien. C’est la marotte des startupers LinkedIn : you can’t improve what you don’t understand. And you can’t understand what you don’t measure.
Ce que Jacques Ellul anticipait déjà en 1954 : “le phénomène technique est la préoccupation de l'immense majorité des hommes de notre temps de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace” (...) “d'outil permettant à l'homme de se dépasser, la technique est devenue un processus autonome auquel l'homme est assujetti”.
Et de conclure : “l'homme ne pouvant vivre sans sacré, il reporte son sens du sacré sur cela même qui a détruit tout ce qui en était l'objet : sur la technique”.
(À suivre ici)
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